vendredi 3 décembre 2010

Cène de managers : des hommes, des Dieux et des post-it ! 1/3

Décider, n’est-ce-pas l’essence même du rôle de manager ?

Vous pouvez toujours déléguer, organiser, contrôler, animer, responsabiliser, coacher… on voit bien que votre réelle légitimité en tant que manager réside aux yeux de votre équipe avant tout dans votre pouvoir de décider et dans votre capacité à le faire.

Le paradoxe ? C’est que les marges de manœuvre des managers deviennent toujours plus étroites, dans des environnements de plus en plus complexes, mais qu’on leur demande de plus en plus de s’affirmer comme celui ou celle qui décide.

Pour évoquer le processus de décision, comment l’aborder, l’optimiser… et si nous prenions le dilemme au cœur du film Des hommes et des Dieux ?

Notre Scène de Manager du jour ne va pas porter, bien évidemment, sur la réalité du drame de Tibhirine, où il n’y a pas du tout matière à rire, mais plutôt strictement sur le film : comment le réalisateur Xavier Beauvois aurait pu représenter à l’écran le processus de décision de ses personnages.

Notre cène de manager


Dans Des hommes et des Dieux, nous sommes en Algérie, années 90. Le GIA utilise la terreur contre les occidentaux présents sur le sol algérien, et multiplie les attentats.

Les moines de Tibhirine, intégrés de longue date dans leur monastère, jouent un rôle social essentiel auprès des villageois, et constituent de fait une cible de choix et un symbole encombrant. Le pouvoir algérien les incite à partir car il ne peut garantir leur sécurité dans ces temps troublés.

Le film retrace les derniers moments de ces moines, que l’on va suivre dans leur vie quotidienne, jusqu’à leur choix fondamental : partir d’Algérie ou rester au Monastère, au péril de leur vie.

Vous êtes donc scénariste et vous devez représenter le processus de décision de ces moines. Face à face dans notre SDM du jour, le choix fait par Xavier Beauvois pour son film et celui qu’il aurait pu faire, en s’appuyant sur une méthodologie relative à la prise de décision complexe.

Mange Prie Aime


Dans le film Des Hommes et des Dieux, le scénario propose une représentation par petites touches du processus de décision.

En montrant les moines dans leurs activités quotidiennes et leurs relations avec les villageois, Xavier Beauvois fait le choix d’un portrait en creux de leur vie et plus largement de leur engagement.

Sur le choix de rester au Monastère ou de partir, le responsable de la communauté, interprété par Lambert Wilson, prend d’abord sa décision seul, puis est contraint de prendre en compte l’avis des autres.

Ensuite suivront des scènes courtes, comme autant de coups de pinceaux discrets en formes de dilemmes intérieurs, de monologues avec Dieu dans la solitude de leur cellule, de discussions collectives ou intimes, de lettres aux familles exprimant leurs interrogations et leurs peurs, d’échanges avec les villageois, pour culminer dans un vote final à main levée de chacun des membres du Monastère.

Bref un langage cinématographique assez pur, sincère, qu’on imagine très respectueux de la réalité et du caractère dramatique de ces faits historiques à la fois horribles et encore frais dans les mémoires.

Hélas, pour finir, Beauvois s’égare légèrement, selon moi, de cette sobriété de bon aloi, dans une longue scène muette de dernier repas, avec forces ralentis et mouvements de caméra, sur fond musical de plage 7 du CD des Meilleures musiques classiques de la pub (le Lac des cygnes – on a évité de peu le Chœur des esclaves (plage 3) de Vania Pocket).

Pardonne Beauvois, Seigneur, il ne savait pas ce qu’il faisait, en tournant cette scène !

Pour illustrer de façon moins réaliste certes, mais totalement rationaliste, le processus qui a conduit les personnages du film à prendre leur décision, Xavier Beauvois aurait pu faire un tout autre choix, en s’appuyant sur les principales approches méthodologiques de la prise de décision.

La suite ici !

Cène de managers : des hommes, des Dieux et des post-it ! 2/3

Monk business


En refusant la fidélité à la réalité historique, le réalisateur de Des hommes et des Dieux aurait en effet pu imaginer une piste scénaristique différente : qu’un consultant soit envoyé sur le terrain pour aider les moines à prendre leur décision.

Une double utilité : d’une part, celui-ci serait chargé d’appliquer une méthodologie rigoureuse pour accompagner les personnages à faire leur choix, et d’autre part, cela fait appel un procédé cinématographique certes éculé mais toujours efficace, coco !

En effet, pourquoi ne pas utiliser ce bon vieux « fish out of water », ce personnage qui vient de l’extérieur et qui découvre en même temps que les spectateurs un environnement nouveau ?
Meilleur exemple du procédé : Witness, avec Harrison Ford en flic qui enquête chez la communauté amish – et non, il n’y a pas de « fish out of water » dans Et au milieu coule une rivière, sots !

En début de film, nous aurions donc notre Senior Consultant qui débarque au Monastère, avec sa panoplie complète : laptop HP, mallette Metaplan pleine de brown paper et de post-its de couleur, vidéoprojecteur et paper boards.

Pour le gag (car il faut le reconnaître, le film tel qu’il est manque un peu de ces bons gags visuels qui font tout le sel d’autres célèbres films religieux tels que Mon curé chez les nudistes, par exemple), il salit un peu ses Weston et a froissé son Smalto dans son Audi de location, mais il est fin prêt avec ses 250 slides powerpoint copiés-collés de sa dernière mission pour les Fromageries Bel – un contexte légèrement différent, certes, mais un bon slide est un bon slide, non mais !

Sa première difficulté : la planification des workshops avec les membres de la communauté : pas évident de s’insérer entre matines, laudes, prime, tierce, sexte, none, vêpres et complies, mais bon on s’adapte !

Buisson ardent ou arbre de décision ?


Tout d’abord, quelle approche doit prendre notre consultant ?

Plusieurs sont possibles :

- L’approche rationnelle, qui privilégie la description des situations à partir de données mathématiques, qui permettent de définir différents scénarios fondés sur des probabilités. On peut ainsi créer des « arbres de décision ». Problème : dans notre cas, le dilemme des personnages est assez peu quantifiable…

- L’approche psychologique porte, elle, sur le système de valeur individuel de celui qui conduit le raisonnement. Dans notre cas, il s’agit d’un groupe, où chaque individualité s’exprime bien sûr, mais qui existe bien sûr intensément en tant que collectif.

- D’où l’intérêt de l’approche psychosociologique, qui prend en compte les phénomènes de groupe : par exemple éviter les conflits entre membres, ou au contraire se positionner en fonction de la majorité ! La pensée groupale est ainsi d’une autre nature que celle de chacun des individus qui constituent le groupe : assez pertinent ici.

- Pour compléter, l’approche organisationnelle est particulièrement intéressante pour un univers aussi codifié que celui des moines, avec ces « règles » ancestrales qui constituent le ciment de leur engagement spirituel.

On voit bien dans le dilemme décrit par le film que cette dimension est essentielle : comment rester fidèle à son engagement dans la foi, à son rôle vis-à-vis des villageois, si on s’en va ?

La fin ici !

Cène de managers : des hommes, des Dieux et des post-it ! 3/3

Matrices de décision ou pater noster ?


Pour associer ces différentes approches, le consultant a besoin d’un certain nombre d’informations qu’il s’agit de réunir dans un premier temps.

Enquête quantitatives et entretiens qualitatifs : il ne faut rien négliger pour aborder tous les aspects de la problématique « Rester ou Partir » ! Entretiens individuels avec les responsables locaux de l’armée algérienne, et pourquoi pas avec aussi le GIA pour une séance de créativité (mais bon attention quand même, ce sont des gars qui n’hésitent pas à couper les cheveux en quatre).

Notre consultant pourrait aussi mettre en place un QCM auprès des villageois et recueillir l’avis de la hiérarchie, jusqu’à la DG monde basée à Rome, mais aura forcément un peu de mal à modéliser la foi.

Dans un second temps, il s’agit d’envisager toutes les actions possibles, en réunissant les moines autour de la table (heureusement pour le cinéaste et le consultant, ils n’ont pas fait vœu de silence, sinon le brainstorming aurait été + compliqué à organiser).

Quelques propositions qui pourraient en sortir :

- Pourquoi ne pas rester en demandant la protection de bodyguards, un par moine ?

- Equiper tous les moines avec des blackberry pour pouvoir communiquer du potager au cellier ?

- Ou bien mettre en place un bouclier en titane autour du Monastère ?

- Former les religieux au maniement de l’AK47 et demander à Jason Bourne un stage de self-defense avec tout ce qui vous tombe sous la main, multiplication des pains dans la tronche avec missel de poing, strangulation avec chapelet ?

On voit bien ici les limites du brainstorming, dont une des règles consiste à laisser la créativité s’exprimer, sans rien censurer…


Ne négligeons pas non plus les bonnes pratiques des participants : Michael Lonsdale, qui en vu d’autre comme méchant chez Spielberg (Munich) ou James Bond (Moonraker) peut apporter son expérience, tout comme Lambert Wilson (remember les catastrophiques Matrix 2 et 3) !

Et comme un bon consultant va toujours au-delà de sa mission, notre intervenant pourrait proposer à Londasle qui interprète le moine-médecin, un système de ticketing (avec helpdesk en Inde) pour gérer sa file d’attente de villageois !

Par ailleurs, le consultant va proposer d’optimiser la production du miel de l’atlas confectionné et vendu par les moines, en mettant en place une organisation lean - celle de Toyota, pas celle de Lawrence d’Arabie, sots !

Dernières étapes classiques du processus de décision : évaluer l’impact de chaque option puis choisir sa décision en fonction du niveau de risque acceptable.
Les matrices de décision servent notamment à çela, pour étudier chacune des options et en sortir les gains et risques.

Au final, une scène sans Tchaïkovski ni ralentis chichiteux montrerait le consultant émettre ses recommandations, et les membres de la communauté prendre leur décision, en toute connaissance de cause, en écrivant chacun sa position sur un post-it, - pour que chacun ait voix au chapitre - avant d’aller les positionner l’un après l’autre sur la feuille de paper-board.

Indéniablement, une des plus grandes scènes à base de post-it de l’histoire du cinéma.

Dieu seul me voit


Aujourd’hui, pas de suspense dans cette SDM : Beauvois a bel et bien fait le choix de la vraisemblance et de la fidélité à la réalité, et le cinéma est bien sûr vainqueur une fois de plus sur la théorie managériale !

« Décider, c’est faire un choix irréversible, plus ou moins risqué, entre plusieurs options possibles qui engagent l’action », a écrit Daniel Laborde.

Cette définition correspond bien au dilemme des personnages dans Des hommes et des Dieux, déchirés par un choix existentiel avec un risque maximum– dommage que le film ne soit pas vraiment à la hauteur de l’incroyable leçon donnée par les vrais moines dans la réalité.
Pour finir avec une note pimpante, notons que le teambuiliding est déjà pratiqué à haute dose dans le film tel qu’il est, avec les nombreuses scènes de chants, qui ponctuent le film, qui rappellent d’ailleurs un peu les pastilles musicales intercalées dans les Austin Powers – dans un autre style, j’en conviens - mais imaginez si on les intervertissait ? Les chants dépouillés dans Austin, et les chorégraphies sexy dans Des hommes et des Dieux ? …

Bibliographie : Des Hommes et des Dieux (Beauvois, France, 2010), Guide du management et du leadership (Retz, 2008), Austin Powers 1 & 2 (Roach, USA, 1997-1999-2002), Post-it est un marque déposée du groupe 3M, 34 parodies de la Cene de Leonard de Vinci